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Pied de Page

De la fiction à l'action : livres et autres oeuvres qui prennent au corps.

Echauffements littéraires sur tatami 2

Echauffements littéraires sur tatami 2

Pour ceux qui n’ont pas lu le début « Echauffements Littéraires sur tatami/1 » :

  • La première épreuve de karaté auquel j’assiste est emblématique : venue pour soutenir Moka qui passe sa ceinture marron, je sais qu’outre son grade, c’est pour sa liberté qu’elle livre ce combat. S’il s’agit d’un art de vivre, le karaté pourrait-il être aussi un art d’écrire ? C’est la question que je pose à Sylvain, le maître de séance, sitôt qu’il quitte le tatami…

  • Lire aussi l’édito Pied de Page.

Echauffements littéraires sur tatami/2

Sylvain enjambe la corde tendue entre nous, pose son sac de sport à ses pieds. Son regard acéré laisse place à un sourire amusé :

- Dans le mémoire que j’ai soutenu pour obtenir mon sixième dan, j’explique, entre autres, comment l’entraînement au karaté serait un moyen d’augmenter le champ des possibles… Il se pourrait que ce soit une préoccupation romanesque…

- Et lire votre mémoire, ça rentre dans ce champ des possibles ?

Augmenter le champ des possibles

Sitôt rentrée, oubliée, Moka. Ceinturée de marron ce soir, elle se mettra le procureur dans la poche demain en 2 temps, 3 mouvements. Je me rue sur kdba.jimdo.com (club de karaté du bassin d’Arcachon), clique sur : La notion de contrôle en karaté, Sylvain Parrot.

Surprise : Dès le préambule, le philosophe fait écho à l’astrophysicien et le psychologue au sociologue. Le romancier n’est pas convié à « cette école de la vie » mais tout l’incite à s’inviter. Dans ce texte clair, fluide, imagé, je retrouve sans mal les phrases qui m’ont percutée lors de son cours :

Page 9 : « Accueillir l’instant présent, serait un état psychique dans lequel le karatéka parviendrait à laisser de côté ses préjugés, afin de voir le monde tel qu’il est, et non pas tel qu’il pense qu’il est », écrit Sylvain. Accepter le monde tel qu’on nous le donne et non tel que l’on aurait voulu qu’il soit. »

Muse karaté revient à l’attaque : « Avec toi, c’est le contraire, me fait-elle observer. Quand tu lis, quand tu écris, tu puises dans la fiction la force de t’opposer à un monde qui ne te satisfait pas. Pour vivre, tu as besoin de « voir le monde tel qu’il pourrait être ». Mais impossible d’écrire en fermant les yeux sur « le monde tel qu’il est ». Sinon, c’est la bascule dans l’invraisemblable ; les personnages sont factices au lieu d’être fictifs ; le roman ne tient pas debout. Il est comme un karatéka qui perd son appui ; tu passes à côté du lecteur comme le karateka à côté de sa cible. Mots et coups cognent mou. Voire pas du tout. Seule une subtile agilité permet de se mouvoir entre ces deux mondes ; de trouver d’audacieux équilibres entre le réel et l’imaginaire. Ils se cachent dans les zones réputées dangereuses où sévissent nos démons. »

Pigé, la muse. Et à chacun ses démons. On ne peut pas les chasser du champ des possibles. Romancier, karateka, même combat.

Page 18 et 20 : « Le karatéka va mémoriser des modèles théoriques, une structure de base, à partir de laquelle ils sera possible de créer des réponses aussi infinies que les situations auxquelles il pourrait être confronté. (…) L’entraînement serait un moyen d’augmenter le champ des possibles (…) pour appréhender au mieux l’incertitude, accepter l’inconnu... »

« Le champ des possibles »… Nous y voilà. Sauf que le romancier a champ libre pour s’y aventurer. Libre de choisir son sujet, intrigue et personnages. Le karatéka, lui, ne choisit pas son adversaire. Il doit donc s’entraîner pour « augmenter » ce « champ des possibles ».

A quoi rimerait un tel entraînement pour un romancier ? Rivaliser avec le Big Data en tentant d’imaginer l’infinité des possibles ? Aussi absurde qu’inopérant. J’ai vu un karatéka débutant, stoppé dans son élan pour se remémorer les données du bon geste. « In situ, tu es mort » ; lui a dit Sylvain. Idem pour un romancier inhibé par ses réflexions : l’action bloque au point mort. Idem encore pour celui qui roupille dans le stéréotype : sa construction, son style, cuits, bouillis. Manque total de goût.

Mais lâchée dans « le champ des possibles », comme un 6ème dan dégaine ses membres sur le tatami, l’imagination se déchaîne. Dans le texte. Ou le geste.

Et muse ka de conclure : « Dans ses grandes lignes, une page doit épouser les mouvements du corps sur un tatami… Alors, vas-y ! Ton mental est prêt à affronter ton mentor. Va tester avec le 6ème dan, dans ta chair, tes nerfs, tes muscles, ta supposée connexion entre karaté et roman.»

Jus de crâne de la tête aux pieds

Nous étions en juin. La proposition de muse karaté a mûri sous le soleil de l’été. J’avais passé quelques décennies à exposer des idées en tant que journaliste ; transposé mes fantasmes dans quelques bouquins. Je me sentais comme un cerveau sur pattes. A force de légèreté, mon corps devenait transparent. Affamé de rupture. Assoiffé d’aventure. Il réclamait son dû : sentir couler ce jus de crâne de la tête aux pieds ; retrouver une énergie animale. Je l’ai remué comme si je m’adressais à un chien paresseux : « On y va ! »

Dojo de La Teste en cette rentrée de septembre. « Senseï ni lei ». Salut au professeur. Sylvain est en compétition, il s’est fait remplacer par Pierre Blactot, un de ses disciples haut gradé. Pour les nouveaux venus, il prend le temps de préciser : c’est la première année que le karaté self defense est enseigné ici. L’état d’esprit ne diffère pas du karaté classique (se défendre à la mesure du danger encouru) ; les bases techniques non plus, à l’exception de quelques variantes, permettant de parer plus simplement à l’attaque d’un voyou. Priorité est donné à l’efficacité plutôt qu’à la « pureté » du geste. Le geste n’appelle pas au combat. Il cherche à l’éviter, garder l’adversaire à distance et se tirer dès qu’une issue se présente.

De fait, personne n’a l’air de fréquenter ce cours dans un esprit sécuritaire. Plutôt pour le plaisir du rituel, le respect de l’autre, l’équilibre des forces.

D’emblée, j’adhère à la pédagogie de Pierre. Les gestes qu’il montre sont simples. Il en explique la finalité : éviter, percuter, déséquilibrer l’adversaire. Nous les répétons en ligne un certain nombre de fois durant lesquelles il nous observe, nous corrige. Mes années de danse me rendent à l’aise dans le pas chassé, les déplacements en général. Je me débrouille dans les coups de pied. Le coup de poing, pas mon truc.

Puis, toujours en ligne, nous enchaînons les gestes appris. Pierre donne le rythme. Uun, deuux, troois puis : un deux ! Du ralenti au fulgurant. J’adore ce travail in abstracto. Il me rappelle la chorégraphie guerrière d’un de mes ballets préférés, ou l’intrigue en gestation quand on commence à écrire. « J’accueille l’instant présent » évoqué par Sylvain comme le siège d’un « champ des possibles » semé de délires. Le plus grave consiste à m’identifier à Lizbeth Salander qui, bien qu’affublée de la même taille et du même sous poids que moi, dérouille radicalement chacun de ses assaillants. Je me glisse dans la peau de l’héroïne de Millenium comme un vieil indien dans son esprit fétiche ou un romancier dans son nouveau personnage. Dieu du karaté, qu’il est bon d’oublier qui je suis ! Quelle victoire de constater que ça marche. Pierre exerce nos corps aux figures de styles. Inculque à nos membres, à nos muscles, la grammaire du mouvement.

Comment ce paradis bascule quand l’adversaire me fait face ? Rejoignez-moi sur le tatami la semaine prochaine.

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P
Bonjour à tous, <br /> Tout d'abord merci à Chantal pour cette lecture que tu nous fais partager...<br /> En ce qui me concerne, je voudrais rajouter que la pratique sportive telle qu'elle soit n'est pas qu'une simple manière d'entretenir son corps. C'est aussi un moyen différent pour s'appréhender sois même, et que dans ce cas, il est bon d'avoir certaines références même en psychologie, sociologie voir en phylosophie. Je n'est pas de connaissance en astrophisie mais néanmoins ce que Joel de Rosnay parle dans son livre le "macroscope" en 1975 fait état de la systémie. Par conséquence, celle-ci est présente dans le monde nous entourant, Elle trouve donc tout simplement sa place dans la pratique sportive que j'enseigne. Je n'est pas la prétention d'être écrivain ou phylosophe. Peut-être juste un artiste dans l'art sportif que j'ai chosis d'enseigner. Artiste dans le sens ou, je ne détiens aucune vérité. J'accueil la contingence dans chacune de mes oppositions en inventant alors une réponse nouvelle en partant des modèles théoriques accumulés par le fil de mon expérience. J'ai pour cela, coutume de dire que " la technique n'existe pas", dites vous bien que cela choque parfois. Or, celle-ci n'a pas voccation à préexister après avoir été réalisée. C'est donc bien la rencontre d'un tempérament donné, dans une situation donnée qu'enacte de nous une réponse, plus ou moins approximative. En la théorisant, on découvre alors certaines ressemblances avec des mouvements jadis nommés. Nous lui accordons donc un nom en rapport à cette ressemblance. Mais en elle seule, que peux-elle être , si ce n'est qu'un nouveau modèle théorique? A vous de trouvez vos réponse... sportivement Sylvain
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C
Oui oui, c'est ce que j'apprécie tellement dans ton enseignement, Sylvain. Faire du karaté (self défense en ce qui me concerne) un art complet de vivre qui dépasse largement le corps et fait de chaque instant présent une étincelle de création plus ou moins réussie, évidemment. Mais comme un instant chasse l'autre, tous les échecs sont transformables. Et encore une phrase de Dominique Valera que tu cites dans ton mémoire, avec laquelle je prends mon pied tous les jours, en pensée, ou en acte les bons jours, qui sont quand même très rares : "si la situation existe je l'exploite, si elle n'existe pas je la crée". <br /> A bientôt sur le tatami.