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Pied de Page

De la fiction à l'action : livres et autres oeuvres qui prennent au corps.

Echauffements littéraires sur tatami/3

Echauffements littéraires sur tatami/3

Pour ceux qui n’ont pas lu les 2 chroniques précédentes :

  1. La première épreuve de karaté auquel j’assiste est emblématique : venue pour soutenir Moka qui passe sa ceinture marron, je sais qu’outre son grade, c’est pour sa liberté qu’elle livre ce combat. S’il s’agit d’un art de vivre, le karaté pourrait-il être aussi un art d’écrire ?
  1. Oui, me répond Sylvain, le maître de séance, ceinture noire 6ème dan : « Puisque le karaté self defense vise à augmenter le champ des possibles ». C’est donc pour établir la connexion entre écriture et karaté que je me retrouve sur le tatami quelques semaines plus tard. J’y découvre une physique de la fiction qui consiste à faire passer l’imagination de la tête aux pieds, de façon à ce qu’elle vous tienne au corps…
  1. Lire aussi l’édito Pied de Page.

Ce paradis bascule dès que l’on passe à la pratique. Travail à deux. Misère ! L’adversaire jusqu’alors virtuel devient douloureusement concret. Rien ne va plus. Comme si sa présence déréglait ma vision. Je suis toujours trop loin pour le percuter à l’endroit visé, je me jette dans ses bras croyant l’esquiver, je lui tends ma joue au lieu de la protéger …

- Tu les réussissais plutôt bien, tout à l’heure, tes mouvements. Qu’est-ce qui se passe, Chantal ? s’étonne Pierre.

- C’est l’autre, en face, qui me gêne !

Hilarité générale.

- Il te gêne pourquoi ? demande Pierre en reprenant son sérieux.

Il m’empêche de faire ce que tu viens de m’apprendre.

- Yamé, clame Pierre (Stop en japonais).

Chacun s’immobilise pour l’écouter :

- Ce qu’enseigne Sylvain en karaté, est encore plus efficace dans le self defense : ayez toujours à l’esprit que la technique n’existe pas en tant que telle. Ce n’est que la réponse d’un individu donné à une situation donnée. Il est donc vain de chercher à reproduire un mouvement à la lettre. Il vous appartient au contraire d’y apporter les variantes liées aux diverses situations rencontrées : la manière dont vous êtes placés, la nature de l’arme si arme il y a, la taille de votre adversaire, la vôtre…

Tous les regards se braquent sur mon 1m 55 et mes 38 kilos :

- Il est clair qu’avec sa taille, poursuit Pierre, dans un combat debout, Chantal doit éviter de se mettre en difficulté en visant la tête. Elle percutera mieux en envoyant son pied au-dessous de la ceinture, son poing pas trop loin au-dessus. L’autre en face, aura intérêt à protéger ses parties. On recommence. Chantal, maintenant, tu improvises dans les contraintes que je t’impose. Comme si ta vie était en jeu…

Quand l’imagination tient au corps

« Comme si… » Figure de style aussi basique qu’un bouchon de champagne qui saute. Et jaillit la fiction. Pierre n’est plus le disciple inspiré de Sylvain qui conçoit le karaté comme une « philosophie de vie » et l’art de la défense comme une arme de paix. Cet aimable visage qui dégage une ferme douceur, cette carrure étroite qui bloque et percute avec l’air de vous faire ses civilités du genre, « on me cherche, je réponds, politesse oblige », se muent en agresseurs du passé. Je ne lis plus dans ses yeux la connivence qui lie le prof’ à l’élève. Son regard hermétique ravive de vieux ennemis. La fiction consiste à me ruer dans « l’instant présent » pour rejouer honorablement la partie des décennies plus tard : la gamine cinglée qui m’attendait chaque jour à l’école pour me dire qu’elle allait tuer ma mère… mon poing dans la gueule, qu’elle la ferme : «fallait taper dans le plexus », dit Pierre ; le banquier qui voulait me ruiner parce que j’étais une proie plus facile que l’escroc qui m’avait entubée… mon pied dans les bourses : «faut serrer tes abdos», poursuit Pierre. «Dans un vrai combat, l’autre se plie de douleur» ; le triste oiseau qui m’avait saisie à l’encolure quand j’étais jeune journaliste pour impressionner son patron avant de me harceler… mon avant bras lui met prestement bat la patte : «pense à dégager», m’alerte Pierre. D’une pression sur l’épaule il me met à genoux ; je roule sur une fesse, écrase ses orteils d’un coup de talon : « ça rentre ! » s’esclaffe-t-il.

- C’était comme si mes membres avaient pensé pour moi, je m’étonne.

- Fais leur confiance, conclut Pierre.

Et muse karaté d’enchaîner : «Le karaté comme le roman, met l’imagination en branle. Sauf qu’elle te passe dans le corps au lieu de squatter le cerveau.

Quand l’imagination tient au corps, les personnages y prennent plus de chair. L’écriture se fait plus juteuse. Le style devient palpable. Comme ton pouls, il se régule ou s’emballe selon les aléas de l’action. « Le champ des possibles » n’est pas dans La nature. Il est dans Ta nature.»

Pierre nous fait toucher du doigt, percuter du poing, du genou, du pied, le corps à corps avec l’adversaire. Sylvain nous inculque les subtilités pour le dominer. Je préfèrerais m’échauffer plus longtemps dans la précision du geste avant de passer à l’action. Il ne lui échappe pas que j’y vais à reculons.

- Chantal, si tu recules encore, tu vas finir dans le mur !

- Si j’avance, je suis cuite !

- Pense à tes côtés…

Je pense plutôt à mes côtes. Une ceinture noire m’a défoncée hier. Certes, l’entraînement de Sylvain vise à contrôler la violence. Mais elle demeure latente dans la puissance que dégage sa maîtrise du ka. Elle devient enivrante quand il décompose un kata et compte les temps en langue japonaise. Le son s’élève gravement des profondeurs de son ventre pour expirer dans un souffle tragique : Ichiii, Niii, Saaan, chiii… Ce 1, 2, 3, 4 résonne comme un glas appelant à accueillir « la réalité du combat ».

« En karaté comme en self defense, on ne cherche pas la violence », martèle Sylvain. «On ne la lâche que lorsque l’adversaire nous y contraint. Même dans ce cas, la réponse ne doit jamais se montrer plus agressive que la menace». Quand il ajoute : « Même si l’envie vous taraude», son regard aussi incisif qu’une lame, son sourire lisse comme le marbre, insinuent que la violence l’a possédé jadis. Son point d’honneur est de la contrôler aujourd’hui.

Complètement dépourvue du minimum de violence physique requis pour l’entraînement, je donne le change à coup de baratin :

- Tu le vois, mon poing ?

Est-ce dû à la surprise de se prendre mon pied dans le bide ? Ou à la stupeur que j’exprime devant l’efficacité de ma feinte ? Mon adversaire se marre. Moi aussi.

Pour ma part, ce rire n’exprime qu’une aversion viscérale devant la violence. Le karaté, le self defense, connaissent la manière esthétique et éthique de lui botter le cul. Jusque-là, ma self defense consistait uniquement à refuser de prendre la chose au sérieux.

Est-il possible de traiter la violence avec légèreté, quand elle infeste nos idées et nos vies. ? En cet instant présent, résoudre ce dilemme ne figure pas dans mon « champ des possibles ». Je cale. Rendez-vous d’ici une à deux semaines. Le temps de recharger mes accus.

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L
Le passé resurgit dans la "bataille". Le dépassement des frustrations, des couleuvres avalées est en route. Quel double apprentissage, pour nous aussi ! A suivre...
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